Les Manuplagiats : Georges Courteline, Messieurs les ronds-de-cuir.

Publié le par Manupoleon

Messieurs les ronds-de-cuir, un recueil de textes publié en 1893 par Courteline, sur la vie des fonctionnaires dans un grand ministère. Avec un personnage phare, Chavarax, que tout le monde reconnaîtra sur son lieu de travail.



"Quand  il en vint à Chavarax, les yeux lui jaillirent de la tête.
- Mon cher, c'est inimaginable. Doué d'un de ces toupets démontants que rien ne saurait désarmer, ni les bienfaits tombant en pluie, ni les coups de pieds lancés par derrière par centaines, Chavarax m'extirpa un jour la promesse d'une place de sous-chef pour une époque indéterminée. Cette promesse..., - je parle ici à un homme vieilli dans le sérail et qui sait à quels faux-fuyants oblige parfois la terrible lutte pour la paix....

L'homme vieilli dans le sérail eut un fin sourire édifié.

Le Directeur continua :
- ... Je la fis avec l'intention sous-entendue de la tenir le jour où j'en aurais le temps ; en vue surout d'avoir le repos, de faire taire enfin un lamento odieux, sempiternellement marmotté et larmoyé à mon oreille. Fatale imprudence ! Depuis lors (et je vous parle de deux ans,) Chavarax s'est érigé en cauchemar de mon existence. Armé du pseudo-engagement arraché de force à ma faiblesse, il s'en sert ainsi que d'un tromblon, et il en braque sur moi, sans trêve, la large gueule menaçante. Je suis là, assis à cette table, heureux et calme, goûtant la tendresse de l'avril revenu encore une fois. La porte s'ouvre, Chavarax paraît. Horreur ! il s'avance sur moi la main ouverte. Avec un infernal sans-gêne auquel il faut bien que je sourie ne l'osant châtier à coups de bottes, il s'affale en un fauteuil, il roule sa cigarette, l'allume, et du même ton ensemble enjoué et respectueux dont il dirait :
"Je viens chercher des ordres", il dit :
"Je viens chercher ma place."

Sa place !... Cette place que je lui ai promise en une minute à jamais exécrée d'aberration et de démence ; cette place que j'ai pas pas et que, n'ayant pas, je ne peux pourtant pas inventer, nom de Dieu ! En vain j'essaye des calmants, je répète : "Patience ! Patience ! L'avenir, monsieur Chavarax, est à ceux qui savent attendre. La Direction des Dons et Legs est de personnel limité et les mutations y sont rares. Patientez et laissez moi faire !", Chavarax est impitoyable ! Une bouche de marbre me parle par sa bouche. Au mot "patience" il a élevé vers le ciel des yeux voilés de fausses larmes, et , ayant jeté sa cigarette aux cendres tièdes de mon âtre, il s'écrie :

"C'est en trop ! O noire ingratitude ! O inhospitalière maison à laquelle j'ai tout sacrifié !"

Et, là dessus, c'est l'énuméré des inappréciables avantages auxquels il a renoncé par amitié pour moi et attachement à nos libérales institutions : un million de dot ! quarante mille francs en Egypte ! quatre ving mille au Labrador ! Le gouvernement du Tonkin, du Cambodge et de la Cochinchine ! la royauté d'une peuplade nègre ! est ce que je sais !... Confondu, j'offre timidement une augmentation de cent francs à titre de compensation. Il accepte.

"En attendant", dit il.

Et il attend. Il attend un mois, puis revient :
"Ma place ?"
Et ça recommence ! et je relâche cent francs, et il rempoche les cent francs avec un sourire de victime de qui le coeur est un abîme d'indulgence ! et en voilà pour un autre mois ! Ah le monstre ! En sorte que j'en suis venu à ne plus oser mettre un pied en cette pièce, crainte d'y rencontrer Chavarax ; je vis dans la terreur incessante de cet homme comme vit un épileptique dans la terreur incessante d'une attaque !..."



Et voici Chavarax à l'oeuvre :

"Tout Chavarax tenait dans ce mot ; toute la subtilité assassine de ce gros garçon aux yeux pâles, dont encadrait la face un collier de duver mou, évoquant, sans qu'on sût précisément pourquoi, une idée de vague obscénité. Là était sa spécialité : le fraternel coup de main donné à un ami et qui est le coup de pied destiné à lui casser les tibias, l'art délicat de vous passer à la fois la main dans le dos et le croc-en-jambe.

De l'un il disait :
- Chaudavoine ? Bien intelligent, ce gaillard là, et étonnant pour tourner le vers. Sa chanson sur le Directeur, qu'il a composée l'autre jour, est un chef d'oeuvre de moquerie fine et de drôlerie malicieuse.

De l'autre :
-Ce n'est pas la faute à l'Ampérière si son père doit tout à l'Empire. Et on vient lui reprocher, à lui, de faire de l'opposition ? Est ce bête !... Ce n'est pas de l'opposition, ça ; c'est de la reconnaissance.

D'un troisième :
-Mousseret est animé d'un zèle non douteux et son intelligence hors ligne le désigne pour un poste élevé. Il est facheux que sa pauvre santé le tienne absent les trois quarts du temps... au moins.

De celui-ci :
-Hernecourt a derrière lui dix ans de services méconnus. Si on lui eût rendu justice avec plus d'impartialité, il n'en serait pas venu à chercher dans l'alcool la consolation de ses déboires.

De celui-là :
- Bêtise n'est pas vice. Ce n'est pas une raison parce que Tabourieux est hors d'état de faire jamais autre chose pour le laisser expéditionnaire jusqu'à la fin de ses jours.

Et ainsi de suite."
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